DOCERE

Revertere ad summum
Michel Houellebecq 1956 -

Extension du domaine de la lutte
« La sexualité est un système de hiérarchie sociale. »

— Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éd. Flammarion, p. 93

« Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »

— Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éd. Flammarion, p. 100

« Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d'amour; elle aurait souhaité en être encore capable, je lui rends ce témoignage; mais cela n'était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l'amour ne peut s'épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l'époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d'amants; un tel mode de vie appauvrit l'être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L'amour comme innocence et comme capacité d'illusion, comme aptitude à résumer l'ensemble de l'autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l'adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d'ordre sentimental et romanesque; progressivement, et en fait assez vite, on devient aussi capable d'amour qu'un vieux torchon. Et on mène ensuite, évidemment, une vie de torchon; en vieillissant on devient moins séduisant, et de ce fait amer. On jalouse les jeunes, et de ce fait on les hait. Cette haine, condamnée à rester inavouable, s'envenime et devient de plus en plus ardente; puis elle s'amortit et s'éteint, comme tout s'éteint. Il ne reste plus que l'amertume et le dégoût, la maladie et l'attente de la mort. »

— Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éd. Flammarion, p. 114


Les particules élémentaires
« Le nombre d'histoire consistantes de Griffiths pouvant être réécrites à partir d'une série de mesures est en général sensiblement supérieur à un. Tu as une conscience de ton moi ; cette conscience te permet de poser une hypothèse: l'histoire que tu es à même de reconstituer à partir de tes propres souvenirs est une histoire consistante, justifiable dans le principe d'une narration univoque. En tant qu'individu isolé, persévérant dans l'existance un certain laps de temps, soumis à une ontologie d'objets et de propriétés, tu n'as aucun doute sur ce point: on doit nécessairement pouvoir t'associer une histoire consistante de Griffiths. Cette hypothèse à priori, tu la fais pour le domaine de la vie réelle; tu ne la fais pas pour le domaine du rêve »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 66

« Le mouvement favorable à la libération des mœurs connut en 1974 d'importants succès. Le 20 mars ouvrit à Paris le premier club Vitatop, qui devait jouer un rôle de pionnier dans le domaine de la forme physique et du culte du corps. Le 5 juillet fut adoptée la loi sur la majorité civique à dix-huit ans, le 11 celle sur le divorce par consentement mutuel - l'adultère disparut du Code pénal. Enfin, le 28 novembre, la loi Veil autorisant l'avortement fut adoptée, grâce à l'appui de la gauche, à l'issue d'un débat houleux - qualifié d'« historique » par la plupart des commentateurs. En effet l'anthropologie chrétienne, longtemps majoritaire dans les pays occidentaux, accordait une importance illimitée à toute vie humaine, de la conception à la mort; cette importance est à relier au fait que les chrétiens croyaient à l'existance, à l'intérieur du corps humain, d'une âme - âme dans son principe immortelle, et destinée à être ultérieurement reliée à Dieu. Sous l'impulsion des progrès de la biologie devait peu à peu se développer au XIXe et au XXe siècle une anthropologie matérialiste, radicalement différente dans ses présupposés, et beaucoup plus modeste dans ses recommandations éthiques. D'une part le fœtus, petit amas de cellules en état de différenciation progressive, ne s'y voyait attribuer d'existence individuelle autonome qu'à la condition de réunir un certain consensus social (absence de tare génétique invalidante, accord des parents). D'autre part le vieillard, amas d'organes en état de dislocation continue, ne pouvait réellement faire état de son droit à la survie que sous réserve d'une coordination suffisante de ses fonctions organiques - introduction du concept de dignité humaine. Les problèmes éthiques ainsi posés par les âges extrêmes de la vie (l'avortement; puis, quelques décennies plus tard, l'euthanasie) devaient dès lors constituer des facteurs d'opposition indépassables entre deux visions du monde, deux anthropologies au fond radicalement antagonistes. L'antagonisme de principe de la République française devait faciliter le triomphe hypocrite, progressif, et même légèrement sournois, de l'anthropologie matérialiste. Jamais ouvertement évoqués, les problèmes de valeur de la vie humaine n'en continuèrent pas moins à faire leur chemin dans les esprits; on peut sans nul doute affirmer qu'ils contribuèrent pour une part, au cours des ultimes décennies de la civilisation occidentale, à l'établissement d'un climat général dépressif, voire masochiste. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 69-70

« Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d'un rêve communautaire, alors qu'il s'agissait en réalité d'un nouveau palier dans la montée historique de l'individualisme. Comme l'indique le beau mot de « ménage », le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l'individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 116

« J'ai jamais pu encadrer les féministes[...] Ces salopes n'arrêtaient pas de parler de vaisselle et de partage des tâches; elles étaient littéralement obsédées par la vaisselle. Parfois elles prononçaient quelques mots sur la cuisine ou les aspirateurs; mais leur grand sujet de conversation, c'était la vaisselle. En quelques années, elles réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. À partir de ce moment - c'était absoluement systématique - elles commençaient à éprouver la nostalgie de la virilité. Au bout du compte elles plaquaient leurs mecs pour se faire sateur par des machos latins à la con. J'ai toujours été frappée par l'attirance des intellectuelles pour les voyous, les brutes et les cons. Bref elles s'en tapaient deux ou trois, parfois plus pour les très baisables, puis elles se faisaient faire un gosse et se mettaient à préparer des confitures maison avec les fiches cuisines Marie-Claire. J'ai vu le même scénario se reproduire, des dizaines de fois. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 145-146

« Aldous Huxley était un optimisite[...] La mutation métaphysique ayant donné naissance au matérialisme et à la science moderne a eu deux grandes conséquences: le rationalisme et l'individualisme. L'erreur d'Huxley est d'avoir mal évalué le rapport de forces entre ces deux conséquences. Spécifiquement, son erreur est d'avoir sous-estimé l'augmentation de l'individualisme produite par une conscience accrue de la mort. De l'individualisme naissent la liberté, la sensation du moi, le besoin de se distinguer et d'être supérieur aux autres. Dans une société rationnelle telle que celle décrite par Le Meilleur des mondes, la lutte peut être atténuée. La compétition économique, métaphore de la maîtrise de l'espace, n'a plus de raison d'être dans une société riche, où les flux économiques sont maîtrisés. La compétition sexuelle, métaphore par le biais de la procréation de la maîtrise du temps, n'a plus de raison d'être dans une société où la dissociation sexe-procréation est parfaitement réalisée; mais Huxley oublie de tenir compte de l'individualisme. Il n'a pas su comprendre que le sexe, une fois dissocié de la procréation, subsiste moins comme principe de plaisir que comme principe de différentiation narcissique; il en est de même du désir de richesses. Pourquoi le modèle de la social-démocratie suédoise n'a-t-il jamais réussi à l'emporter sur le modèle libéral? Pourquoi n'a-t-il même jamais été expérimenté dans le domaine de la satisfaction sexuelle? Parce que la mutation métaphysique opérée par la science moderne entraîne à la suite l'individuation, la vanité, la haine et le désir. En soi le désir - contrairement au plaisir - est souffrance de souffrance, de haine et de malheur. Cela, tous les philosophes - non seulement les bouddhistes, non seulement les chrétiens, mais tous les philosophes dignes de ce nom - l'ont su et enseigné. La solution des utopistes - de Platon à Huxley, en passant par Fourier - consiste à éteindre le désir et les souffrances qui s'y rattachent en organisant sa satisfaction immédiate. À l'opposé, la société érotique-publicitaire où nous vivons s'attache à organiser le désir, à développer le désir dans des proportions inouïes, tout en maintenant la satisfaction dans le domaine de la sphère privée. Pour que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s'étende et dévore la vie des hommes. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 160-161

« Accepter l'idéologie du changement continuel c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 169

« La plupart des femmes ont une adolescence excitée, elles s'intéressent beaucoup aux garçons et au sexe; puis peu à peu elles se lassent, elles n'ont plus très envie d'ouvrir leurs cuisses, de se mettre en lordose pour présenter leur cul; elles cherchent une relation tendre qu'elles ne trouvent pas, une passion qu'elles ne sont plus vraiement en mesure d'éprouver; alors commencent pour elles les années difficiles. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 234

« L'Occident a passionnément aimé la littérature et les arts; mais en réalité n'aura eu autant de poids dans son histoire que le besoin de certitude rationnelle. À ce besoin de certitude rationnelle, l'Occident aura finalement tout sacrifié : sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie. C'est une chose dont il faudra se souvenir, lorsqu'on voudra porter un jugement d'ensemble sur la civilisation occidentale. »

— Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, éd. Flammarion, p. 270

Revertere ad summum